I
Nueva Barcelona

 

Depuis quelque temps, on aurait dit qu’absolument tout le monde se donnait rendez-vous à Nueva Barcelona. C’étaient surtout des vapeurs qui amenaient les nouveaux arrivants. Malgré le brouillard sur le Mizzippy qui empêchait l’homme blanc de passer sur la rive occidentale, les bateaux montaient et descendaient le fleuve, lestés de passagers et de marchandises – autant dire qu’ils convoyaient de l’argent pour le déposer tout cuit dans le bec de ceux qui avaient la mainmise sur l’embouchure.

À savoir, ces temps-ci, les Espagnols, du moins officiellement. Nueva Barcelona était entre leurs mains et on voyait leurs troupes partout.

Mais la présence même de ces troupes était révélatrice. Elle laissait supposer que les Espagnols n’étaient pas très sûrs de pouvoir tenir la ville. Quelques années plus tôt, elle s’appelait encore La Nouvelle-Orléans, et il restait toujours beaucoup de quartiers où il valait mieux parler français quand on voulait trouver un morceau à manger ou un toit sous lequel dormir – et quiconque s’avisait d’y parler espagnol risquait fort de se réveiller la gorge tranchée.

Alvin ne fut pas surpris de voir Espagnols et Français se mélanger sur les quais. Ce qui le surprit, ce fut d’entendre presque tout le monde s’exprimer en anglais – le plus souvent mâtiné d’un accent prononcé, mais en anglais tout de même.

« M’est avis que t’as appris tout ton espagnol pour arien, Arthur Stuart, dit-il au jeune métis qui feignait d’être son esclave.

— P’t-être que oui, p’t-être que non, répliqua Arthur Stuart. Mais ça m’a pas coûté gros de l’apprendre. »

Ce qui était vrai. Alvin avait été décontenancé par la facilité avec laquelle le gamin s’était initié à l’espagnol auprès d’un esclave cubain à bord du vapeur qui leur avait fait descendre le fleuve. C’était un talent précieux que même Alvin ne possédait pas, ne serait-ce qu’un peu. Être un Faiseur offrait des avantages, mais pas tous. Alvin n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle. Certains jours, il se disait que ça ne valait pas mieux qu’une chique de tabac recrachée sur le plancher du salon. Malgré tous ses pouvoirs, il n’avait pas réussi à sauver la vie de son bébé, pas vrai ? Oh, il avait essayé, mais à la naissance de l’enfant, deux mois trop tôt, il n’avait pas trouvé comment lui rectifier les poumons de l’intérieur afin qu’il puisse respirer. Le nouveau-né avait bleui et succombé faute d’oxygène. Non, être un Faiseur ne valait pas grand-chose.

Margaret était à nouveau enceinte, mais Alvin et la jeune femme ne se voyaient guère ces temps-ci. Elle, parce que très occupée à tenter d’empêcher une guerre sanglante à propos de l’esclavage. Lui, parce que très occupé à chercher à quoi consacrer sa vie. Rien de ce qu’il avait entrepris n’avait donné de grands résultats. Et ce déplacement à Nueva Barcelona serait tout aussi vain, il n’en doutait pas.

Une bonne chose tout de même : il avait fait la connaissance d’Abe et de Couz durant le voyage. Mais maintenant qu’ils étaient à Barcy, il les avait perdus de vue et se retrouvait seul avec Arthur Stuart, poursuivant ainsi sa démonstration que tous les pouvoirs du monde ne valaient rien quand on était trop bête pour savoir à quoi les employer et comment les partager avec autrui.

« Tu fais ’core la même figure, Alvin, dit Arthur Stuart.

— Quelle figure ?

— Comme si t’avais envie d’pisser mais que t’aurais la verdasse d’voir sortir des morceaux. »

Alvin lui flanqua une petite tape sur la tête. « Tu peux pas débagouler d’même dans cette ville.

— Personne m’a entendu.

— Pas la peine de t’entendre pour voir comme tu t’conduis. T’es faraud comme un écureuil. Gare autour de toi – tu vois la couleur se conduire de même ?

— J’suis qu’à moitié noir.

— Suffit d’être un seizième noiraud pour être noir dans cette ville.

— Maudit djab, Alvin, comment ces genses connaissent qu’ils sont pas un seizième noirauds ? Personne a jamais vu ses arrière-arrière-grands-parents.

— Qu’esse tu veux parier que tout l’monde blanc de Barcy peut réciter sa clique de famille complète ?

— Qu’esse tu veux parier qu’ils l’ont proche tout inventionnée ?

— Fais comme si t’avais peur que j’te donne le fouet, Arthur Stuart.

— Pourquoi ? On a jamais l’impression que t’en viendras à ça. »

Le défi était clair, et Alvin le releva. Il comptait seulement simuler la colère, rugir un bon coup, lever la main et en rester là. Seulement, lorsqu’il ouvrit la bouche, son rugissement tonna plus fort qu’il ne l’avait escompté. Et sa colère était réelle, violente, au point qu’il dut se forcer pour ne pas frapper le gamin.

Si réelle que l’ombre d’une peur sincère passa dans les yeux d’Arthur Stuart qui se recroquevilla sous le coup prêt à tomber.

Mais Alvin se ressaisit, et le coup ne tomba pas.

« T’as joliment joué l’drôle qu’a peur, fit-il en riant nerveusement.

— Je jouais pas, dit Arthur d’une voix douce. Et toi ?

— J’suis donc tellement bon que t’es obligé de demander ?

— Non. Souventes fois, t’es un failli menteur. T’avais une colère bleue.

— Ouaip, c’est vrai. Mais pas contre toi, Arthur Stuart.

— Contre qui donc, alors ?

— Pour tout dire, j’connais pas. J’connaissais même pas que j’étais encrèle avant d’vouloir faire semblant. »

À cet instant, une main imposante empoigna l’épaule d’Alvin, pas violemment mais tout de même avec force. Peu d’hommes avaient les mains assez grandes pour empaumer une épaule de forgeron de l’avant à l’arrière.

« Abe, fit Alvin.

— Je me demande à quoi je viens d’assister, dit le nouvel arrivant. Je jette un coup d’œil à mes deux amis qui font semblant d’être maître et esclave, et qu’est-ce que je vois ?

— Oh, il m’donne tout l’temps des rinçures quand y a personne qui regarde, fit Arthur Stuart.

— M’est avis que j’pourrais bien commencer, dit Alvin, pour t’apprendre à faire des menteries d’même.

— Alors c’était de la comédie ? » demanda Abe.

Alvin se sentait mortifié à l’idée que cet homme de bien puisse même se poser la question, surtout après avoir descendu ensemble le Mizzippy durant une semaine. Et peut-être qu’une partie de sa colère refoulée affleurait encore la surface, parce qu’il se surprit à répliquer très sèchement : « C’était d’la comédie, mais en plusse c’est nos affaires.

— Et pas les miennes ? fit Abe. J’en ai l’impression. Ce ne sont pas mes affaires quand un ami veut porter la main sur un autre ami. J’imagine qu’un bon citoyen doit se contenter de regarder les bras croisés.

— Je l’ai pas tapoché, dit Alvin. Je l’aurais pas fait.

— Mais maintenant c’est moi que vous voulez frapper.

— Non. Asteure j’veux m’déniquer une aubarge pas chère, y poser mon sac et trouver quèque chose à chiquer. D’après que Barcy, c’est une bonne ville où manger, mais faut pas avoir peur d’engouler des poissons qu’ont l’air de vermines.

— Est-ce que vous m’invitez à manger ? demanda Abe. Ou à m’en aller pour vous laisser vous occuper de vos affaires ?

— Surtout à changer d’conversation, répondit Alvin. Mais j’serais joliment content si Couz et vous veniez dîner avec nous autres dans la première bonne aubarge qui s’présente.

— Oh, Couz ne sera pas des nôtres. Il vient de découvrir l’amour de sa vie qui l’attendait à l’embarcadère.

— Vous voulez dire la traînasse avec qui il causait ? demanda Arthur Stuart.

— Je lui ai suggéré qu’il pouvait attendre de trouver une putain de meilleure condition, dit Abe, mais il a prétendu qu’elle n’en était pas une, et elle a juré qu’elle avait eu le coup de foudre à l’instant même où elle l’avait vu. Alors j’imagine que je vais lui remettre la main dessus demain dans la matinée, soûl et détroussé.

— J’suis content d’connaître qu’il peut dépendre sus vous pour veiller sus lui, Abe, dit Alvin.

— Mais j’ai déjà pris mes précautions », fit Abe. Il brandit un portefeuille. « Je lui ai fait les poches le premier, si bien qu’il n’a pas plus de trois piastres à voler. »

Alvin et Arthur éclatèrent tous deux de rire.

« C’est ça, vot’ talent ? demanda Arthur Stuart. Faire les poches ?

— Non, jeune homme, répondit Lincoln. Pas besoin de talent pour voler Couz. On lui chiperait le nez qu’il ne s’apercevrait de rien. Surtout si une fille lui fait les yeux doux.

— Mais la fille s’en apercevrait, elle, fit Alvin.

— Peut-être, mais elle n’a rien dit.

— Et comme elle avait idée elle aussi d’chiper le contenu du portefeuille, par rapport qu’elle vous avait vus tous deux vendre toute vot’ cargaison et sûrement prendre l’argent et l’partager, vous croyez pas qu’elle aurait dit quèque chose ?

— Alors je pense qu’elle ne m’a pas vu faire.

— Ou elle vous a vu mais elle s’en moquait. »

Abe réfléchit un instant. « À mon avis, d’après ce que vous me dites, je devrais jeter un coup d’œil dans ce portefeuille.

— Vous pourriez », dit Alvin.

Ce que fit Abe. « Cré coup de tonnerre », lâcha-t-il. Le portefeuille était évidemment vide.

« Cré grand couillon, oui, fit Alvin, mais vos amis véritables vous en feront jamais la remarque.

— Comme ça, elle l’avait déjà volé.

— Oh, j’crois pas qu’elle a posé la main sus lui. Mais une fille de même, ça doit pas travailler toute seule. Ça fait les yeux doux…

— Et son compère fait les poches, termina Arthur Stuart.

— Tu m’as l’air de t’y connaître, fit Abe.

— On ouvre l’œil, dit Arthur Stuart. Nous aut’, on aime bien les attraper sus l’fait, si c’est possible.

— Alors pourquoi vous ne les avez pas attrapés quand ils ont volé Couz ?

— On connaissait pas qu’il fallait veiller sus vous autres », répondit Arthur Stuart.

Abe le regarda, en proie à une indignation calculée. « La prochaine fois que vous voulez rosser ce drôle, Al Smith, faites-moi le plaisir de rajouter une torgnole de ma part.

— Si vous voulez rincer un beau-frère adopté à moitié noiraud, vous avez qu’à vous en trouver un, dit Alvin.

— Et pis, ajouta Arthur Stuart, vous avez bien b’soin qu’on veille sus vous.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— À cause que vous en avez pas souvenance, mais c’est pas seulement Couz que les battements d’cils de la fille aux grands yeux ont distrait. »

Abe se donna une claque sur la poche. L’espace d’une seconde il fut soulagé de toujours y sentir son portefeuille. Mais il se rappela aussitôt que celui de Couz non plus ne s’était pas envolé. Il ne lui fallut qu’un instant pour découvrir que tous deux s’étaient fait détrousser.

« Et ils ont eu le toupet de remettre les portefeuilles en place, fit-il d’une voix stupéfaite.

— Ben, tracassez-vous donc pas, dit Arthur Stuart. C’était sûrement l’talent du voleur, alors qu’esse vous auriez pu y faire ? »

Abe s’assit carrément sur le quai, manœuvre hautement délicate car il était si grand et si maigre qu’en se baissant il faillit projeter trois ou quatre personnes à l’eau.

« Alors ça, c’est le bouquet, dit-il. Et moi je suis le plus grand couillon qui soit. D’abord, j’ai fait un radeau impossible à piloter, et vous avez dû me sauver. Ensuite, à peine ai-je vendu ma cargaison et récupéré l’argent pour lequel je suis venu que je me laisse dévaliser.

— Bon, fit Alvin, on s’en va manger.

— Comment ? Je n’ai pas un picaillon. Je n’ai même pas mon trajet retour.

— Oh, on va vous offère le dîner, dit Alvin.

— Je ne peux pas accepter.

— Pourquoi ?

— Parce que je serais en dette envers vous.

— On a sauvé vot’ vie de couillon sus l’fleuve, Abe Lincoln. Vous êtes tellement en dette envers moi que vous m’devez des intérêts sus l’air que vous respirez. »

Abe réfléchit un instant. « Eh bien, alors, tant qu’à y être d’un penny, autant y être d’une livre, j’ai l’impression.

— La version américaine, c’est “tant qu’à y être d’un sou, autant y être d’une piastre”, dit obligeamment Arthur Stuart.

— Mais la version de ma maman, c’est celle que j’ai dite, répliqua Abe. Et comme j’ai autant de livres que de piastres, je pense que je peux choisir mon juron.

— C’était un juron, d’après vous ?

— C’était dans ma tête un juron tellement affreux qu’un marin s’enfoncerait des bouts de bois dans les oreilles pour ne pas l’entendre. Je n’en ai dit qu’une partie, celle du penny et de la livre. »

Pendant tout ce temps, bien sûr, Alvin se servait de sa bestiole pour rechercher les voleurs. Il fallait en priorité retrouver Couz, d’une part parce que la femme était peut-être toujours avec lui, d’autre part pour s’assurer qu’on ne lui avait fait aucun mal. Il repéra sa flamme de vie au moment où il recevait un coup de gourdin sur le crâne dans un coin mal famé. Ce ne fut pas difficile d’amortir le choc pour qu’il n’en souffre pas trop. De le faire s’écrouler par terre de façon assez convaincante pour que son agresseur n’éprouve pas le besoin de doubler la mise. Mais Couz se réveillerait sans même une migraine.

En attendant, l’homme et la femme s’en repartaient tranquillement comme si de rien n’était. Alvin les fouilla donc au moyen de sa bestiole et découvrit rapidement l’argent. Il n’eut aucune peine à détendre un peu la trame du tissu dans la poche de l’homme et le sac de la femme, pas plus qu’à rendre les pièces glissantes. Il les empêcha aisément de faire le moindre bruit lorsqu’elles cascadèrent sur le quai. Le plus délicat fut de les retenir de se couler par les espaces entre les planches et de disparaître dans les eaux stagnantes sous le ponton.

Arthur Stuart, fort d’une solide expérience désormais, arrivait évidemment à suivre dans les grandes lignes les agissements d’Alvin. Voilà pourquoi il étirait la conversation en longueur pour lui permettre de mener sa tâche à bien.

Dans un sens, se dit Alvin, on ressemble beaucoup à ce couple de voleurs. Arthur Stuart est le baron qui occupe l’attention d’Abe afin qu’il ne se doute pas de ce qui se passe, et moi je suis le coupeur de bourse et voleur à la tire. La seule différence, c’est que notre vol à nous annule en quelque sorte le vol précédent.

« Et si on allait chiquer au lieu d’en causer ? dit Arthur Stuart.

— Ousqu’on va trouver un repas comestible ? fit Alvin.

— Par icitte, j’crois, dit Arthur Stuart en se dirigeant droit vers la ruelle où les pièces s’étaient toutes répandues.

— Oh, ça ne m’a pas l’air très engageant, fit Abe.

— Faites-moi confiance. J’ai le nez pour les bons repas.

— C’est vrai, confirma Alvin. Et moi j’ai la langue, la bouche et les dents pour ça.

— Je fournis le ventre de bon cœur », proposa Abe.

Ils le laissèrent prendre la tête dans la ruelle. Et voilà qu’il passe devant les pièces sans s’arrêter.

« Abe, fit Alvin. Vous avez donc pas vu les pièces d’or là-bas par terre ?

— Elles ne sont pas à moi, répondit Abe.

— Qui trouve garde, qui perd pleure, cita Arthur Stuart.

— J’ai peut-être perdu quelque chose, fit Abe, mais je ne pleure pas.

— Mais vous avez trouvé asteure, et j’vous vois pas l’garder. »

Abe observa ses deux compagnons d’un œil vaguement soupçonneux. « Je crois qu’on devrait ramasser ces pièces et se mettre à la recherche de leur propriétaire. Quelqu’un va sûrement beaucoup regretter d’avoir un trou dans sa poche.

— M’est avis », fit Alvin en se penchant pour ramasser quelques pièces.

Arthur Stuart faisait de même, et ils les eurent bientôt récupérées jusqu’à la dernière. Ça représentait une belle somme, une fois toutes rassemblées.

« Faut les ranger quèque part, dit Alvin. Et si vous les remisiez dedans vos portefeuilles vides ? »

Alvin s’attendait à ce qu’Abe s’aperçoive, lorsqu’il entreprit de remplir ses portefeuilles, qu’il s’agissait exactement du montant qu’on avait volé.

Mais il ne remarqua rien. Parce que la somme ne correspondait pas. Il y avait fichtrement trop d’argent.

Arthur Stuart éclata de rire et ne s’arrêta que lorsque les larmes lui coulèrent le long des joues.

« Alors, qui pleure maintenant ? demanda Abe.

— Il rit après moi, dit Alvin.

— Pourquoi ?

— Par rapport que j’ai complètement oublié une affaire : Couz et vous, vous êtes sûrement pas les premiers qu’ils ont volés aujourd’hui. »

Abe baissa les yeux sur les portefeuilles bourrés puis sur les pièces qu’Alvin et Arthur Stuart tenaient encore, et il comprit enfin. « Vous avez volé les voleurs. »

Alvin secoua la tête. « Vous étiez supposé accroire qu’ils avaient lâché vot’ argent et s’étaient enfuis, quoi, dit-il. Mais j’peux pas prétendre ça asteure que vous avez trouvé plusse d’argent que ce qu’ils vous ont pris. »

Abe secoua la tête à son tour. « Ma foi, je commence à me dire que vous avez une espèce de talent, monsieur Smith.

— J’connais un brin comment m’y prendre avec les métaux, fit Alvin.

— Y compris celui qui se trouve dans la poche ou la bourse de quelqu’un d’autre deux ou trois rues plus loin.

— On s’en va quérir Couz, dit Alvin. M’est avis qu’il devrait bétot s’réveiller.

— Il dort ? demanda Abe.

— On l’a un brin encouragé. Mais ça va aller. »

Abe lui jeta un regard mais ne dit rien.

« Et tout cet argent en plusse ? demanda Arthur Stuart.

— Je ne le prends pas, répondit Abe. Je garde ce qui nous revient de droit, à Couz et moi, mais le reste, laissez-le donc là, sur le quai. Les voleurs pourront venir le reprendre.

— Mais c’était pas leur argent non pus, fit Arthur Stuart.

— Ça se réglera entre leur créateur et eux le jour du Jugement dernier. Je ne veux pas en entendre parler. Je ne veux pas d’argent que je ne peux pas justifier.

— Devant l’Seigneur ? demanda Alvin.

— Ou devant les juges, fit Abe. J’ai un reçu pour ce montant, on peut prouver qu’il m’appartient. Abandonnez le reste ici. Ou gardez-le, si ça vous est égal d’être vous-mêmes des voleurs. »

Alvin ne pouvait pas croire que l’homme dont il venait de récupérer l’argent le traitait de voleur. Mais, après un moment de réflexion, il comprit qu’il aurait du mal à prétendre avoir trouvé les pièces comme ça, par hasard. Ni qu’elles lui appartenaient, même en faisant de gros efforts d’imagination.

« J’ai idée si on vole un voleur, dit Alvin, ça fait on est un voleur de même.

— J’ai idée aussi », répéta Abe.

Alvin et Arthur Stuart laissèrent s’écouler de leurs mains l’argent qui retomba sur les planches du quai. Une fois encore. Alvin s’assura qu’aucune ne passait entre elles. L’argent ne profiterait à personne au fond de l’eau.

« Vous êtes tout l’temps aussi honnête ? dit Alvin.

— Quand il s’agit d’argent, oui m’sieur, répondit Abe.

— Mais pas pour tout.

— Je dois le reconnaître, certains détails des histoires que je raconte ne sont pas à proprement parler d’une vérité absolue.

— Ben, évidemment qu’non, fit Alvin, mais on peut pas raconter une bonne histoire sans l’improuver de temps en temps.

— Enfin, si, on peut, dit Abe. Mais on fait comment quand il faut raconter la même histoire aux mêmes gens ? On est bien obligé de la modifier pour qu’ils l’écoutent encore avec plaisir.

— C’est pour eux autres qu’il faut traficoter la vérité, par le fait.

— Par pure charité chrétienne. »

Couz dormait toujours lorsqu’ils le retrouvèrent, mais pas du sommeil de la victime qui vient de recevoir un coup sur la tête, plutôt du sommeil ronflant de l’homme fatigué. Abe marqua donc une pause et se mit un doigt sur les lèvres afin de faire comprendre à Alvin et Arthur Stuart qu’ils devaient le laisser parler. C’est seulement après qu’ils eurent acquiescé d’un hochement de tête qu’il se mit à pousser Couz du bout du pied.

Couz crachota et se réveilla. « Oh, bon sang, fit-il. Qu’est-ce que j’fiche là ?

— Tu te réveilles, répondit Abe. Mais tu dormais il y a une minute.

— Ah bon ? Pourquoi j’dormais ici ?

— J’allais te poser la même question. Tu as pris du bon temps avec cette dame dont tu es tombé si éperdument amoureux ? »

Couz se rengorgea. « Oh, et comment ! » Mais tous voyaient à sa mine qu’il ne gardait en réalité aucun souvenir de ce qui avait pu se passer. « C’était incroyable. Elle était… Mais j’devrais peut-être pas vous raconter ça en présence du petit.

— Non, vaudrait mieux pas, fit Abe. Tu as dû prendre une belle cuite hier soir.

— Hier soir ? s’étonna Couz en regardant autour de lui.

— Il s’est passé toute une nuit et une journée depuis que tu es parti avec elle. J’imagine que tu as dû dépenser ta part de l’argent jusqu’au dernier sou, mais je te préviens, Couz, je ne te donne rien de la mienne, sûrement pas. »

Couz tapota ses vêtements et s’aperçut que son portefeuille manquait. « Oh, la bon sang de pierreuse ! La bon d’là de mielleuse !

— Couz a un talent pour jurer devant les enfants, dit Abe.

— Mon portefeuille a disparu.

— M’est avis que l’argent qu’il contenait aussi.

— Ben, elle volerait pas le portefeuille en laissant l’argent, tout de même ? fit Couz.

— Tu es donc sûr qu’elle l’a volé ? demanda Abe.

— Ben, sinon, comment expliquer la perte de mon portefeuille ?

— Tu as passé une nuit et une journée à bambocher. Qui te dit que tu n’as pas tout dépensé ? Ou que tu n’en as pas fait cadeau à la femme ? Ou que tu ne t’es pas fait une demi-douzaine de nouveaux amis à qui tu as offert à boire jusqu’à ce que tu n’aies plus d’argent, et que tu n’as pas ensuite troqué le portefeuille contre un dernier verre ? »

On aurait dit que Couz avait reçu un coup de pied dans le ventre tant il paraissait abasourdi et malheureux. « Tu crois que j’ai fait ça, Abe ? J’dois avouer que je m’souviens pas du tout de ce que j’ai fait hier soir. »

Il leva alors la main et se toucha la tête. « J’ai dû tellement dormir que la gueule de bois m’est passée.

— Tu n’as pas l’air bien solide, dit Abe. Tu n’as peut-être pas de gueule de bois parce que tu es encore soûl.

— Je flageole un peu, fit Couz. Dites-moi, vous trois, est-ce que j’ai la voix pâteuse ? Est-ce que j’parle comme un gars soûl ? »

Alvin haussa les épaules. « Comme un bougre qui vient de s’réveiller, plutôt.

— Comme si vous aviez un chat dans l’gargoton, fit Arthur Stuart.

— Je t’ai vu plus soûl que ça, dit Abe.

— Oh, je me remettrai jamais d’une honte pareille, Abe, fit Couz. Tu m’as prévenu de pas la suivre. Qu’elle ou quelqu’un d’autre m’ait volé mon argent, que je l’aie tout dépensé ou perdu corps et biens parce que j’étais plein comme une outre, je vais rentrer à la maison les mains vides et mam va me tuer, les oreilles vont me tinter un bout de temps tellement elle va me chanter goguettes.

— Oh, Couz, tu sais bien que je ne vais pas te laisser dans un tel embarras, dit Abe.

— Ah bon ? C’est vrai ? Tu vas m’donner un peu de ta part ?

— Une somme assez rondelette. Nous dirons que… tu as investi le reste, une sorte de spéculation, mais l’affaire a mal tourné. Tout le monde le croira, pas vrai ? C’est mieux que se faire détrousser ou tout dépenser dans la boisson.

— Oh oui, Abe. Tu es un saint. Tu es mon meilleur ami. Et t’auras pas à mentir pour moi, Abe. Je sais que t’as horreur de ça. Tu diras aux gens qu’ils me demandent à moi, et c’est moi qui leur débiterai les mensonges. »

Abe mit la main à sa poche, sortit le propre portefeuille de Couz et le lui tendit. « Prends dans ce portefeuille ce dont tu penses avoir besoin pour rendre ton histoire crédible. »

Couz entreprit de compter les pièces d’or de vingt piastres, mais au bout de quelques-unes sa conscience se mit à le travailler. « Chaque pièce que je prends, c’est une pièce dont j’te prive, Abe. J’peux pas faire ça. Décide toi-même combien tu peux te permettre de me donner.

— Non, toi, fais le calcul, dit Abe. Tu sais que je suis mauvais en matière de comptes, sinon mon magasin n’aurait pas fait faillite l’an dernier.

— Mais j’ai l’impression de te voler quand je te retire comme ça l’argent du portefeuille.

— Oh, ce n’est pas mon portefeuille », fit Abe.

Couz le regarda comme s’il était fou. « Tu l’as sorti de ta poche, dit-il. Et s’il n’est pas à toi, alors à qui ? »

Comme Abe ne répondait pas, Couz posa à nouveau les yeux sur le portefeuille.

« C’est l’mien, fit-il.

— Il ressemble effectivement au tien, dit Abe.

— Tu l’as pris dans ma poche pendant que j’dormais ! s’indigna Couz.

— Je te le dis sincèrement, non. Et ces messieurs te confirmeront que je ne t’ai pas touché autrement que du bout de ma chaussure pendant que tu ronflais comme un chœur d’anges, étendu par terre.

— Alors comment tu l’as eu ?

— Je te l’ai volé avant même que tu partes avec la fille, répondit Abe.

— Tu… Mais alors… alors comment ai-je pu faire toutes ces choses hier soir ?

— Hier soir ? Autant que je me souvienne, tu étais sur le bateau avec nous.

— Qu’est-ce que tu… » Tout devint alors clair dans la tête de Couz. « Espèce de bon d’là de vieux pipeur ! Espèce de fieffé filou d’escamoteur ! »

Abe se mit la main en conque autour de l’oreille. « Écoutez ! Le chant de l’étourneau-couz !

— On est le même jour ! J’ai pas dormi plus d’une demi-heure !

— Vingt minutes, précisa spontanément Alvin. D’après moi, toujours bien.

— Et tout ça, c’est mon argent ! » fit Couz.

Abe hocha la tête d’un air grave. « Oui, mon ami, du moins jusqu’à ce qu’une autre fille te fasse les yeux doux. »

Couz parcourut du regard la petite ruelle. « Mais qu’est-ce qui est arrivé à Fannie ? On marchait tous les deux dans cette ruelle, la main dans… la main, et, l’instant d’après, tu m’pousses du pied.

— Tu sais quoi, Couz ? fit Abe. Ta vie sentimentale laisse à désirer.

— Tu peux parler », répliqua Couz d’un ton maussade.

Mais il avait visiblement touché là un point sensible. Abe ne se départit pas de son sourire, mais la gaieté disparut de son visage et, au lieu de répliquer par une plaisanterie ou une blague, il donna l’impression de rentrer peu à peu quelque part en lui-même.

« Allez, on s’en va manger, fit Arthur Stuart. Toutes ces bavasseries m’remplissent pas beaucoup l’ventre. »

Comme c’était la parole la plus sincère et la plus sensée qu’ils entendaient depuis une demi-heure, ils en furent tous d’accord et, se fiant à leur nez, tombèrent sur un établissement qui servait à manger des animaux essentiellement morts, pas trop pourvus en pattes, non venimeux de leur vivant et à première vue assez cuits pour être consommables. Pas facile à trouver à Barcy.

Après le dîner, Couz sortit une pipe qu’il entreprit de bourrer avec du fumier, s’il fallait en croire l’odeur lorsqu’il l’alluma. Alvin s’amusa à l’éteindre, mais il savait qu’il n’avait pas reçu son talent de Faiseur seulement pour s’éviter de temps en temps les mauvaises odeurs.

Il préféra prendre congé.

Il se balança son sac sur l’épaule, s’assura qu’Arthur se dépliait de sa chaise avant de se lever, et tous deux se carapatèrent pour se mettre en quête d’un logement. Pas de ces taudis en bordure du fleuve, pouilleux, nauséabonds, hors de prix, surpeuplés mais au personnel réduit, véritables souricières en cas d’incendie. Alvin n’avait aucune idée du temps qu’il allait rester et ses moyens financiers étaient limités, aussi voulait-il une chambre dans une pension située dans le quartier de Barcy où logeaient les honnêtes voyageurs comptant séjourner un moment. Là où s’installerait par exemple un compagnon forgeron qui chercherait une boutique ayant besoin d’une paire de bras en sus.

Il n’avait pas parcouru trente pas hors de la taverne où ils avaient dîné quand il s’aperçut qu’Abe Lincoln les suivait et qu’il ne servait à rien de le pousser à aller plus vite pour qu’il les rattrape, malgré ses jambes plus longues encore que les siennes. Alvin s’arrêta, se retourna et découvrit alors qu’Arthur n’était pas à ses côtés mais marchait en compagnie d’Abe.

C’était troublant pour Alvin : Arthur avait appris comment soustraire sa flamme de vie à sa vigilance. Bien entendu, il retrouvait toujours le gamin quand il le recherchait. Mais autrefois il le localisait en permanence sans même y penser, et maintenant qu’Arthur avait quelques notions du talent de Faiseur – comment chauffer le fer ou le ramollir, ce qui n’était pas une mince affaire –, il savait aussi à l’évidence comment empêcher son aîné de le remarquer dès qu’il s’éloignait un peu et partait seul à l’aventure.

Mais l’heure n’était pas aux remontrances, pas en présence d’Abe.

« Nous avez décidé qu’vous pouviez laisser as’soir son argent a Couz sans trop de risque, en fin d’compte ? lança Alvin.

— C’est déjà un risque de lui laisser ses pieds, répondit Abe, mais je me suis dit qu’Arthur Stuart et vous étiez maintenant d’excellents amis que je serais navré de perdre de vue.

— Ben, ça va forcément arriver, fit Alvin, vu que la seule mayère d’ramener vos bénéfices dans l’Nord, c’est d’acheter un billet et d’embarquer avant que Couz tombe encore en amour.

— Vous m’avez l’air d’un nomade, fit Abe. Pas d’un homme qui a une adresse où lui écrire. Moi, en revanche, j’ai un domicile fixe. Je ne gagne pas beaucoup d’argent en ne faisant pas encore grand-chose, mais je sais où je veux le faire. Écrivez à Abraham Lincoln, ville de Springfield, État de la Noisy River, et ça m’arrivera directement. »

Alvin n’avait pas manqué d’amis dans sa vie, mais s’il avait déjà apprécié des hommes après les avoir brièvement côtoyés, aucun ne lui avait jamais fait comprendre aussi clairement que l’estime était réciproque. « Abe, j’oublierai pas cette adresse, et j’compte bien m’en servir. Mais en plusse j’ai un moyen pour ceusses qui veulent m’écrire. Les lettres envoyées à Alvin junior aux bons soins d’Alvin Miller à Vigor Church finiront par me parvenir.

— Votre famille, je pense.

— J’ai grandi là-bas et on continue à s’causer », dit Alvin en souriant.

Mais Abe garda son air grave. « Je connais le nom de Vigor Church et la sinistre histoire qui s’y rattache.

— Une histoire sinistre, c’est sûr, et véridique, fit Alvin. Mais, si vous la connaissez, vous connaissez aussi que certaines genses ont pas pris part au massacre de Prophèteville et qu’y a pas eu d’malédiction jetée sus eux autres.

— Je n’y ai jamais réfléchi, mais j’imagine que certaines personnes ont dû garder les mains propres. »

Alvin leva les siennes. « Mais ç’a pus autant d’importance qu’avant, par rapport que la malédiction a été annulée et la faute pardonnée.

— Je n’en ai pas entendu parler.

— On en cause pas beaucoup, fit Alvin. Si vous voulez connaître toute l’histoire, vous serez l’bienvenu dans ma famille n’importe quand. C’est une maison accueillante qui reçoit une masse de visites et, si vous dites que vous êtes mon ami et celui d’un certain beau-demi-frère à moi, on vous servira des portions en plusse et on vous contera une histoire ou deux que vous avez encore jamais entendues.

— Soyez certain que j’irai, dit Abe. Et je suis content à l’idée d’avoir de vos nouvelles après ce soir.

— Vous pouvez pas être plusse content qu’moi », fit Alvin.

Sur une dernière poignée de main, ils se séparèrent à nouveau, et les longues jambes d’Abe ne tardèrent pas à le ramener vers la taverne d’un pas énergique qui fendait le flot serré des passants tel un vapeur remontant le courant.

« J’aime bien ce bougre-là, dit Arthur Stuart.

— Moi aussi, fit Alvin. Il fait rire le monde, mais il vaut mieux qu’ça, m’est avis.

— Sans compter que c’est l’bougre le plusse joliment vilain ou l’plus vilainement joli que j’ai jamais vu, dit Arthur Stuart.

— Jusse en passant, j’aimerais que t’arrêtes ta ruse de m’cacher ta flamme de vie. »

Arthur Stuart le regarda sans ciller et répondit exactement comme Alvin s’y attendait. « Asteure qu’on est pus en compagnie, Al, il serait p’t-être temps de m’dire ce qu’on vient faire icitte à Barcy. »

Alvin soupira. « J’vais t’répéter ce que je t’ai déjà dit à Carthage quand on s’est mis en voyage. J’suis venu icitte à Barcy par rapport que Peggy m’y a envoyé, et un bon mari fait ce que sa femme lui d’mande.

— Elle t’a pas envoyé à Carthage, c’est sûr. Elle pense que tu vas y mourir.

— Quand j’mourrai, j’serai mort partout, voilà, dit Alvin avec une certaine irritation. Elle peut m’envoyer au bout du monde et j’irai, mais au moins c’est à moi d’choisir ma route.

— Tu veux dire que tu connais pas du tout ce qu’on est supposés faire icitte ? Quand t’as répondu ça l’autre fois, j’ai cru que tu m’disais que c’étaient pas mes affaires.

— C’est p’t-être pas tes affaires, mais jusqu’icitte c’est pas les miennes non plus, on dirait. Sus l’vapeur, j’ai pensé que not’ voyage avait quèque chose à voir avec Steve Austin, Jim Bowie et l’expédition au Mexique ousqu’ils ont voulu m’engager. Mais on les a laissés derrière nous autres et…

— Et libéré deux douzaines de genses de couleur qui voulaient pas être esclaves.

— C’était plusse toi qu’moi, et c’est pas une affaire à s’vanter icitte dans les rues d’Barcy.

— Et faut encore que tu trouves ce que Peggy a en tête, dit Arthur Stuart.

— On se cause pus comme avant, fit Alvin. Et des fois j’crois qu’elle me dit d’aller à la galope quèque part pour éviter de m’voir ailleurs ousqu’il m’arriverait des affaires affreuses.

— Ça t’est déjà arrivé.

— Ben, j’aime pas ça. Mais j’connais aussi qu’elle veut un père en vie pour not’ bébé, alors j’obéis, quand même j’lui rappelle de temps en temps qu’un adulte aime bien connaître pourquoi il fait ci ou ça. Et asteure en quoi ça consiste, ce que j’dois faire.

— C’est ça qu’un adulte aime bien ? fit Arthur Stuart en se fendant d’un sourire bien trop large.

— Tu verras quand tu seras grand », dit Alvin.

Mais, à la vérité, Arthur Stuart était peut-être déjà un adulte. Alvin ignorait si son père était grand ; quant à sa mère, elle l’avait enfanté tellement jeune qu’elle n’avait sans doute pas encore achevé sa croissance. Quelle que soit sa taille définitive, il avait quinze ans, et il était temps qu’Alvin cesse de le prendre pour un petit frère et qu’il le traite comme un homme qui avait le droit de suivre sa propre voie, si tel était son désir.

Voilà sans doute pourquoi Arthur Stuart s’était donné la peine d’apprendre à cacher sa flamme de vie à Alvin. Pas la cacher complètement – il n’en aurait jamais les moyens. Mais il pouvait s’arranger pour qu’Alvin ne le remarque pas à moins de le chercher tout spécialement, et c’était en matière de camouflage davantage que ce dont le forgeron ne l’avait jamais cru capable.

Alvin ne se privait pas non plus de se cacher des gens, aussi avait-il du mal à refuser au gamin son besoin d’intimité. Par exemple, nul ne savait qu’Alvin non seulement ignorait dans quelle mission Margaret comptait l’envoyer, mais qu’il s’en fichait complètement. Comme de tout le reste.

Parce qu’à l’âge avancé de vingt-six ans Alvin Miller, qui était devenu Alvin Smith mais dont le nom secret était Alvin le Faiseur, cet Alvin dont la naissance avait été entourée de puissants présages, que le bien et le mal avaient surveillé durant son enfance, cet Alvin qui s’était cru investi d’une grande mission et d’une grande tâche dans son existence avait depuis longtemps fini par comprendre que tous ces présages ne menaient nulle part, que toute cette surveillance était peine perdue, parce qu’on n’avait pas donné le pouvoir de Faiseur à l’homme de la circonstance. Entre les mains d’Alvin, il n’avait abouti à rien. Tout ce qu’il faisait se défaisait aussi vite, voire plus vite. Impossible de rattraper le Défaiseur dans son œuvre sinistre de démolition du monde. Il ne pouvait pas enseigner à autrui davantage que des bribes de son pouvoir, aussi son projet de s’entourer d’autres Faiseurs n’était-il pas près de se réaliser.

Il ne pouvait même pas sauver la vie de son propre bébé, ni apprendre les langues comme Arthur, ni voir les chemins de l’avenir comme Margaret, il était dépourvu de tous les dons utiles dans la vie. Il n’était qu’un compagnon forgeron qui, par le plus grand des hasards, détenait un soc d’or qu’il transportait partout dans un sac depuis maintenant cinq ans, et pour quel résultat ?

Alvin n’avait aucune idée de la raison qui avait poussé Dieu à le choisir pour être le septième fils d’un septième fils, et quel qu’ait été le projet divin, il l’avait sûrement déjà fait échouer, parce que même le Défaiseur avait l’air de lui ficher la paix. Autrefois, il était tellement formidable qu’il vivait entouré d’ennemis. Aujourd’hui, même ses ennemis ne s’intéressaient plus à lui. Pouvait-on donner preuve plus éclatante de son échec ?

Cette humeur sombre l’accompagna pendant tout le trajet jusque dans Barcy proprement dite, où il comptait trouver un logement pour Arthur Stuart et lui. Et c’est peut-être sa mine attristée qui leur valut de se faire éconduire aux deux premières adresses.

Il avait le cœur si lourd en arrivant à la troisième qu’il n’essaya même pas de soigner sa présentation. « J’suis un compagnon forgeron du Nord, dit-il, et ce ’tit drôle s’fait passer pour mon esclave, mais c’est des menteries, il est libre, et l’djab m’emporte si je l’fais dormir en bas avec les serviteurs. J’veux une chambre avec deux bons lits, j’paye comme il faut mais personne prendra ce jeune bougre pour un serviteur. »

Le regard de la femme à la porte passa d’Alvin à Arthur Stuart puis revint sur Alvin. « Si vous débitez ce discours-là à toutes les portes, j’suis étonnée de pas voir une bande de gars courir après vous avec des gourdins et une corde.

— D’habitude, j’demande seulement une chambre, dit Alvin, mais je m’suis levé le gros bout l’premier.

— Ben, surveillez votre taquet à l’avenir, fit la femme. Il s’trouve que vous avez frappé à la bonne adresse pour votre discours, par pur coup d’chance ou par perversité. J’ai la chambre que vous voulez, avec les deux lits, et, comme vous êtes dans une maison ousqu’on déteste l’esclavage qui est une insulte faite à Djeu, vous verrez que personne va vous chercher querelle à cause que vous traitez ce jeune homme en égal. »

La Cité de Cristal
titlepage.xhtml
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-06]La cite de cristal(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html